Comme libérer la parole tout en chassant les thèses complotistes, parler laïcité en prison ? Au centre de détention de Val-de-Reuil, le travail de sensibilisation, devenu prioritaire depuis les attentats de janvier, a commencé.

«Une première pierre » selon les mots de la conseillère d’insertion, Julie Boinet. Une pierre tour à tour fragile, profonde, lourde ou menaçante. « Là, il y en a qui m’ont fait peur ! », lâche Bernard (*), jeudi en fin d’après-midi, après deux heures de débat autour du thème « Liberté d’expression et laïcité : comment vivre ensemble ». Dans ces temps d’après-Charlie, la manifestation serait anodine si elle n’avait pas pour cadre le centre de détention de Val-de-Reuil, et si Bernard n’était pas l’un de ses quelque 700 détenus, ceux de l’Unité 2 réservée aux longues peines. Condamnés à au moins sept ans jusqu’à perpète.
Dans la salle de spectacle de l’établissement, alors qu’un beau soleil les attend dans la cour, une grosse vingtaine d’entre eux ont répondu à l’invitation de l’administration pénitentiaire. Après des semaines d’hésitation, avec la crainte sourde que l’expérience tourne mal, cette dernière a accepté l’idée proposée par la bibliothécaire, Catherine Langlois.
Dans le prolongement de cafés philo, qui ont lieu régulièrement aux Vignettes depuis 2010, elle a demandé au philosophe rouennais François Housset de s’associer à un journaliste du Club de la presse et de la communication de Haute-Normandie. À eux d’entamer le dialogue autour des limites et de la relativité de la liberté d’expression. De leur inscription dans la République laïque. Et on entre vite dans le vif du sujet. « Ils ont dessiné le prophète avec des bombes sur lui. Il ont dit comme ça que c’était un terroriste », balance Moussa. « De toute façon, Charlie ils font ça, ils provoquent pour gagner de l’argent » insiste son voisin, lui aussi convaincu que les limites de l’expression doivent s’arrêter aux frontières de la foi.

« Des paroles non dites, comme des détonateurs »

Dans l’assemblée, ces voix-là ne sont pas forcément majoritaires mais elles cinglent. De plus en plus. « Il y a un terme pour l’antisémitisme mais pas quand on s’attaque à des musulmans » s’indigne celui-là, debout. « Si, islamophobe » rectifie d’emblée François Housset, décortiquant avec pédagogie et ambition les nuances entre blasphème et injure, espaces publics et privés. Mais rien n’y fait. « Ce serait un hasard s’il y a des attentats à chaque fois que Hollande est bas dans les sondages ! » remontent les thèses complotistes avant que le lien entre longueur de la jupe et fréquence des viols ne fasse tout à coup irruption. Ambiance…
À l’autre bout de la salle, Hervé, 42 ans, lève le doigt et s’exprime d’une voix fatiguée. « Mon grand-père est revenu d’Auschwitz, mes parents sont catholiques, ma femme est marocaine. Et mon grand-père m’a toujours dit que le principe dans la vie c’est qu’il faut respecter le pays dans lequel tu es. Aujourd’hui, il y a des gens qui se disent même pas Français mais musulmans, juifs ou catholiques. Moi, avec toute l’histoire que je trimballe je suis juste français. Et c’est important de le dire : j’en suis fier ».
À la fin du débat, une bonne dizaine de détenus – tous particulièrement courtois et reconnaissants – iront prolonger la réflexion à travers les livres mis à leur disposition par Catherine Langlois. « C’est bien qu’ils se soient ainsi exprimés. Je voulais le faire à chaud, après les attentats, mais cela n’a pas été jugé possible. Ici on est dans une espèce de village clos, avec un régime de semi-liberté où les détenus peuvent entrer et sortir de leurs cellules quand ils veulent. On a bien senti juste après les attentats qu’il y avait une tension. Il y avait des regards, c’était palpable. Toutes ces paroles gardées c’est comme des détonateurs. C’est important qu’ils puissent dire les choses ».
Un rien sonné par l’intensité des débats, François Houssent va prolonger bientôt cette démarche. Il s’apprête à participer à la formation d’éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) afin qu’ils puissent être préparés à prévenir et à intervenir face à des phénomènes de radicalisation. Et dans les établissements pénitentiaires, à l’invitation express du ministère de la Justice, des actions de sensibilisation sont actuellement en cours de construction un peu partout.
Parce que l’islam est la première religion carcérale, parce qu’elle doit intégrer des djihadistes de retour en France, parce qu’elle accueille de plus en plus de détenus souffrant de maladies mentales sensibles à la radicalisation, la prison doit, selon l’expression du philosophe, « ouvrir les vannes » de la parole sur la place des religions dans la République.
Hervé, lui, a visiblement apprécié l’échange. Sans illusion. « Moi je viens de Fresnes où ils ont inventé l’école de l’intégrisme carcéral (NDLR : expérimentation du regroupement des détenus radicalisés). Si vous faites ce type de débat là-bas, oh la la, je ne vous raconte pas… »

 

(*) Les prénoms des détenus ont été changés.

 

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